Les naufragés de la guerre

Le roi noir des Pahouins visite « El Dia »

Charles Atangana

Vivre comme un bourgeois – Un roi qui m’attend! – Que signifie l’étoile  ? – Le palais vide – Le royaume de Yaoundé. Le palais vide, le royaume de Yaoundé, « je suis catholique. »  « Au temps de mes grands-parents. Au temps de mes aïeux « – Les Allemands ont civilisé mon pays et l’ont rempli d’écoles. – Le roi aime beaucoup les femmes espagnoles. La peau du léopard et les défenses de l’éléphant.

Le roi des pahouins est à Madrid depuis deux jours, accompagné du prince héritier, d’un neveu et de ses principaux ministres. Sa Majesté, comme tout bourgeois modeste, séjourne avec un entourage dans un hôtel de seconde zone.
Nous y sommes allés le matin pour « l’interviewer ».
C’est tellement nouveau pour un journaliste d’interviewer un roi!

Charles Atangana et sa suite en interview au journal espagnol "El dia"

Ce monarque, violemment chassé de son territoire par les Français, me reçoit avec bienveillance et sourit lorsqu’il entend parler de ma revendication.
Le roi des Pahouins est élégamment vêtu d’un costume couleur café et fume une cigarette fabriquée par la Tabacalera espagnole. Il est difficile de croire que les rois fument de telles choses !
Le roi parle couramment l’allemand et l’anglais et avec difficulté l’espagnol. Il s’excuse de ne pas pouvoir être présent pour le moment, car il doit rendre visite à des personnes importantes, mais il promet de me tenir au courant.


Nous travaillons dans le bureau de la rédaction lorsqu’un préposé entre et nous dit : « Un monsieur noir, qui est roi, vous cherche ; il est accompagné d’autres noirs, et ils attendent dans le salon des visiteurs ».
Un roi qui m’attend ! Je saute de ma chaise et me précipite vers lui….. On ne fait pas attendre un roi. Mes compagnons, qui ont entendu l’annonce d’une visite aussi étrange, regardent curieusement à travers les fentes de la porte à moitié fermée.

Charles Atangana – Entretien avec le Rédacteur en chef M. Muños

Je me suis installé sur un divan avec le roi et le prince ; les ministres nous entouraient avec sollicitude.
Le chef des Pahouins a une étoile peinte sur le front. Sur le front de certains de ses ministres, il y a aussi ce signe.
– Que signifie l’étoile ? lui demandé-je
-Pour certains, il s’agit d’une coutume familiale, répond le roi, pour moi, cela a une certaine signification.

Le monarque sort de la poche de son manteau un dictionnaire allemand-espagnol ; il cherche rapidement un mot et lit : « signe, ou indication de la famille ». Ma curiosité de reporter n’a pas été satisfaite, et j’insiste encore. Le président du Conseil des ministres demande la permission de Sa Majesté et raconte…

– Il y a de très nombreuses années, un roi très courageux, qui régnait sur notre royaume, partit avec ses « fidèles » combattre un autre monarque d’une nation voisine, qui menaçait continuellement, dans sa soif de conquête, de s’emparer du royaume de Yaoundé….. D’ailleurs, notre vieux roi s’appelait aussi Charles, comme le vôtre, et il avait deux fils, qui devaient être les héritiers de la couronne. Le roi avait vu sa femme mourir deux ans auparavant…
Pendant qu’il était à la guerre, certains esclaves qui s’occupaient du prince et de l’enfant ont disparu avec eux. Le roi a vaincu l’ennemi ; mais à son retour, il a trouvé le palais vide.
Les chefs des peuples qui composaient la nation envoyèrent partout des émissaires à la recherche des enfants de leur roi. En vain. Le roi, accablé par la perte du prince et de l’enfant, cessa de vivre un jour maudit.

Au bout de quinze ans, un homme qui prétendait être le prince héritier apparaît à Yaoundé. Le grand chef de l’époque le croit et ne voit aucune objection à lui céder le royaume. Cependant, un jour, le véritable prince a été révélé par une cicatrice sur son visage, causée quand il était enfant par une flèche…..

Celui qui détenait alors la couronne a été tué par le peuple. Depuis lors, il a été convenu que tous les descendants des rois devaient porter une étoile à un endroit visible pour être facilement reconnus. Voici, dit le Premier ministre, le sens de cette étoile…..

– Mais vous, Président, descendez-vous des rois ?
– Non. Le peuple a aussi adopté ce système pour d’autres usages. Regardez ce chef- dit l’un d’eux debout à ma gauche,- le triangle sur son front signifie qu’à l’âge de huit ans, il est resté sans parents.

  • Quel est votre nom, Votre Majesté ?
    -Carlos Atangana.
    -Jeune ou vieux ?
    -Trente-six ans.
    -Vous avez beaucoup de femmes ?
    – Une, proteste rapidement le roi, je suis catholique, apostolique romain. Ce matin, nous étions tous à la messe dans une église de cette ville.
    -St. Ginès ?
    -C’est son nom, je crois. J’ai deux enfants, poursuit-il, le prince héritier et Catherine Edzibini Atangana. Catherine est en Allemagne pour ses études.
    -Et la reine ?
    -Elle est sur la route vers le Cameroun pour reprendre son palais. -Vous êtes roi depuis longtemps ?
    -Depuis que mon père est mort en 1912. Quand je mourrai, mon fils le sera », ajoute-t-il avec satisfaction.
    – Est-ce que votre royaume est grand ?, ai-je demandé.
    -Oui, tout à fait. Il compte 330 chefs de trois classes : ceux des villes de 500 habitants sont appelés capitas, ceux de 1 000, chefs, et ceux de plus de 10 000, chefs supérieurs.
    -Est-ce qu’ils contestent votre règne ?
    -Non ; c’est pour cela que je suis roi….. Personne n’ose.
    -Y a-t-il des guerres dans votre nation ?
    – Du temps de mes aïeux, oui ; mais maintenant, sous le règne de mon père et sous le mien, les Allemands les ont interdites.
Atangana à Yaoundé

-Aimez-vous les Allemands ?
-Beaucoup. J’ai étudié à Berlin. Grâce à eux, notre pays est civilisé. Les écoles abondent, et ils nous traitent avec affection et respect.
Je l’interromps :
-Et les Français ?
Le roi ne répond pas ; il consulte ses ministres. Je vois un éclair traverser les yeux brillants du monarque ; s’agit-il de colère, de rancune ou de pardon, je ne sais pas. Il me dit enfin :
– Je n’en sais rien.
-Quand avez-vous quitté le royaume ?
-Lorsque les Français s’en sont emparé en février 1916. Puis nous avons été internés à Ferdinand Poo, et là-bas nous avons vécu sous la protection de l’Espagne.

En Guinée-espagnole

-Vous ont-ils bien traité ?
-Admirablement ; c’est pourquoi je viens à Madrid pour remercier votre Roi, qui est généreux et bon…
-Et vous allez retourner au Cameroun ?
-Après ; les Français m’ont dit que je peux y aller dans les mêmes conditions qu’avant. Ma femme est déjà partie, ainsi que plusieurs chefs.

– Etes-vous riche ?
Le roi sourit devant l’audace de ma question, et répond :
-Je n’ai pas grand-chose ; mais si j’étais pauvre, je ne viendrais pas en Espagne ; les voyages coûtent cher. Les pauvres ne peuvent pas venir.
-Aimez-vous l’Espagne ?
– Tout à fait ; Elle est très belle, je ne l’oublierai jamais ; les gens m’accueillent comme un frère.
-Et les Espagnoles, Votre Majesté ?
-J’ai beaucoup aimé les femmes ; elles sont très jolies. Je les aime beaucoup ; mais depuis que je suis marié, je ne m’y intéresse pas….. Je suis un chrétien et je ne peux avoir qu’une femme.
-Le prince se mariera-t-il en Espagne ?
-Non ; mon fils aura pour femme une fille du pays qui étudie en Allemagne et qui est la fille d’un blanc et d’une africaine.
Le prince sourit.

-Vous vous habillez toujours comme cela dans votre pays ?
-Oui, surtout, les chefs s’habillent toujours à l’européenne. -Comment est votre costume de roi ?
-Très précieux. Cela coûte très cher et c’est très beau : une tunique en peau de léopard avec des ornements en peau de léopard sur les manches. J’ai aussi un grand collier avec des dents de léopard et d’éléphant, et un chapeau orné de plumes de perroquet.

Il nous prie de dire qu’il est un roi ou un chef, mais pas un « Headman », et il tient à savoir comment le journal a été fabriqué. Il visite nos ateliers, et avant de partir, en guise de souvenir, il nous donne un autographe.

Je le remercie de son attention et serre la main du roi noir des Pahouins.

El dia -6 octobre 1919 –BNE (traduction personnelle)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *