Rois en captivité
Carlos Atangana, roi des Pahouins, veut régner à nouveau sur le Cameroun, et compte sur l’intervention d’Alphonse XIII, roi d’Espagne.
Parmi les races aborigènes, celle des Pahouins est celle qui est la plus éloignée de notre civilisation et celle qui a conservé les traits les plus caractéristiques. Le roi ceux-ci est ce Carlos Atangana qui est maintenant devant moi.
Il a une couleur noir chocolat – le chocolat du pauvre, épais comme le foie, sombre comme un tas de chiffons de flûte – un nez aussi plat que celui d’un faucon et bombé dans la courbure de la trompette qui lui sert de terminaison. Un embout de finition qui est un pommeau d’échelle. Les cheveux sont courts et crépus comme un champ qui élève des cacatoès noirs. Il est fort, musclé, corpulent, comme doivent l’être les rois, qui ont foi en leur courage indéfectible, même si leur règne est aussi noir et misérable que celui des pahouins, qui ont réussi à avoir un Roi qui dans les hôtels continue à se porter aussi Souverain que dans les forêts emmurées par la végétation.
Ces grands hommes noirs semblent avoir été mis à la mode par les combats sanglants du monde du cirque. Quand ils apparaissent sur le ring avec leurs corps athlétiques, qui tremblent à la poussée vibrante de leurs biceps, ce qu’ils montrent d’abord à un public européen, si adonné à la nausée, c’est la longue ligne cornée de leur souffle qui scintille au bruit violent de la salle palpitante, dans laquelle chacun s’est installé, avec la solennité de celui qui, quoi qu’il arrive, ne sera atteint par aucun des coups qui retentiront sur le ring. Et ils montrent une fois et plusieurs fois leurs dents, d’un blanc pur, qui semblent ne connaître ni la nourriture ni les contacts qui les salissent, ou bien elles ont l’air de sortir tout droit de ces lingettes que l’on frotte y compris sur les poissons, pour mieux les émailler ensuite.
On met aussi ces hommes noirs à la mode par les massacres hystériques qu’on leur fait subir dans les États d’Amérique du Nord, où on les écrase de façon sanglante et très féminine, où on les fait sauter comme des ours dans les mains des gitans jusqu’à ce qu’ils soient écrasés et où on leur fait même la peau d’un noir gras peint avec le vermillon du sang, qui est ensuite plus rouge parce qu’il fume.
N’oublions pas, cependant, que nous sommes en présence d’un Roi. Il peut s’agir d’un roi dont les orteils, comme ceux de ses sujets, fonctionnent indépendamment les uns des autres, avec cette habileté de laboureur qu’ont ici les petits mendiants, qui se tiennent dans un coin et griffonnent avec leurs orteils nus, afin que les servantes et les petits enfants qui ne savent pas encore écrire puissent leur donner, étonnés, quelques pièces de monnaie en hommage. C’est peut-être un Roi aux oreilles pointues, avec une région lombaire convexe, comme s’il avait la nostalgie d’une position horizontale, mais c’est un Roi après tout.
Ça impose de savoir qu’on est face à un Roi ! Je veux déloger cette angoisse de moi et je n’arrête pas de penser aux huttes qui composent son royaume, et dans lesquelles il faut entrer en baissant la tête , en courbant l’échine, quelques cris de bambou sec et de fibres végétales; je pense à un royaume qui n’a pas de canons et Seulement les fusils à silex, les machettes, les lances noirâtres et grassses; dans un royaume qui a des villes de vingt-cinq ou trente maisons. Carlos Atangana va maintenant en avoir marre dans ces hôtels, se souvenant du yucca, de l’igname, du malanga et de ces viandes qui goûtent en complète putréfaction.
– « Anemvé ! » ai-je dit en entrant, en guise de salutation.
Et il a souri gentiment comme s’il récompensait la culture de dictionnaire avec laquelle j’ai invoqué l’esprit supérieur d’où proviennent, selon lui, tous les événements heureux. Il s’est levé, comme un simple clerc, et pour cela il a dû arrêter d’écrire. Les pahouins ne sont absolument pas familiers avec l’écriture, mais c’est pour cela que leur roi est roi : pour s’élever au-dessus de ses sujets, pour les dépasser. Alors Carlos Atangana sourit sans cesse et remue attentivement avant que je ne lui demande quoi que ce soit.
Il ressemble à l’un de ces chats noirs, brillants et d’un noir pur, câlins, qui jouent de façon épileptique et quand ils mordent, leurs gencives apparaissent rouges et gonflées, leur derrière sombre comme l’abîme, et avec la morsure, les coins de leurs lèvres semblent initier un sourire féroce de triomphe glouton.
Quelle pitié pour ces rois noirs, amenés en captivité ou implorant la protection des blancs, qui sont leurs ennemis ! Dans les villes populeuses, où ils apparaissent parfois, ils sont des personnages exotiques, dont les « cocotes » romantiques envient les dents qui claquent. Ces jours de pluie et de grisaille, j’imagine ce roi noir aux vitraux fermés sur le balcon de sa chambre, grelottant de froid, convulsé par l’humidité qui s’est infiltrée à travers des sinuosités très civilisées. Vêtu d’un élégant costume, il semble porter un déguisement que sa Majesté déchue ne peut s’empêcher d’adopter, évocateur du pays où le soleil ruisselle et où les rivières coulent et sont brunes comme si elles transportaient de la poussière d’or. Roi qui couronne sa tête d’ébène de diadèmes de plumes et se fait porter sur des palanquins de cèdre ; qui, lorsqu’il quitte son palais, voit ses fidèles sujets prosternés, le visage enfoncé dans la poussière, parmi lesquels se détachent les beautés nubiles et convoitées, aux yeux brillants et fébriles, qui donneraient leur vie pour être les épouses d’une nuit. Avec quelle tristesse de déchu et avec quelle mélancolie du souvenir assistera-t-il au geste audacieux et irrespectueux du journaliste incrédule qui l’interroge comme un accusé et parfois, ce qui est pire, comme on interroge, avec les yeux hardis et forts de la supériorité, une momie que l’on retrouve dans des ruines poussiéreuses !
Le roi noir a maintenant l’habitude de se laisser regarder. Et tandis que j’examine son visage, avec une dissimulation à peine cachée, il sourit modestement, doucement, avec une gentillesse excessive, comme quelqu’un qui a pris soin de paraître agréable.
Le ciel de Madrid, si bleu et si courtois, scintille dans les vitraux. Le roi doit penser à ses forêts d’émeraude, qui recèlent des richesses enviées par les hommes pâles qui vivent dans les terres pauvres et misérables. Et il se voit enfermé à Madrid comme dans une cage, et sur ses lèvres horriblement sensuelles, et sur sa gueule de gorille est venue s’écraser la cupidité européenne, qui est parvenue là-bas, dans ses terres fertiles, où se tord la feuille et se frise et craquelle la plante maudite de la civilisation.
Oh ! Hain-Nghi[1], ancien empereur d’Annam, captif à Alger ; Madu, roitelet du Dahomey, qui servait de domestique dans un gymnase, peint par Daudet ; Dani Sar, roi du Nirvan, peint par Benavente !
Comme il commençait à parler, son fils Juan Ordengue (sic) Atangana et son cousin Pablo Ortonga (sic) sont entrés dans la pièce, désireux de l’écouter. Ils se ressemblent tous. Les yeux d’un Européen ne pourront guère trouver de grande différence entre deux Noirs qui sourient avec une gentillesse implacable sans la quitter un seul instant. Si trois autres Noirs arrivent, je me croirai dans une mine de charbon.
L’un des parents du roi, l’un de ceux qui viennent d’arriver, fait patiemment les cent pas dans la pièce comme une bête en cage.
– Je connais l’allemand et l’espagnol – me dit-il -. Je suis le roi de la plus… la plus civilisée et de la meilleure Guinée.
On voit qu’il souffre, car il a certainement envie de crier. Il parle avec un emportement qui ne s’arrête que lorsqu’il ne trouve pas le mot juste, et il a une prononciation énergique qu’il s’obstine à vouloir adoucir.
– J’ai été nommé roi », poursuit-il, « comme on nomme les rois là-bas. C’est le courage qui compte. »
J’ai l’intention de lui parler des coutumes de son royaume. Et je lui parle des femmes, qui là-bas sont données pour quelques nuits à l’étranger qui sait envoyer des cadeaux au mari complaisant. Les stries rouges de ses yeux bilieux courent agiles pour me fixer sur l’audace inouïe que porte ma question.
– Non, ce n’est pas vrai », s’exclame-t-il avec irritation.
Ceux qui sont avec lui chuchotent et murmurent, agacés eux aussi. Ils sont comme le tambour, qui exprime tout pour eux, qui a les interprétations de tout ce qui se passe de tribu en tribu, qui est dans le silence de la nuit le télégraphe qui annonce les événements et les décrit avec ses battements répétés et étudiés. Il en devient très difficile de comprendre ces hommes de la forêt. Les mots sortent dans une infatigable monotonie, ils sont les mêmes pendant plusieurs instants.
J’aime l’Espagne – et c’est comme un cri que l’on répète vingt ou même trente fois.
Je hoche la tête.
– Oui, j’ai compris, j’ai compris – j’insiste, car je me refuse à lui faire comprendre que mes nouvelles sont tout autres.
Soudain, il s’indigne, gesticule, crie.
-J’aime l’Espagne, la France, l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre, la Russie, le Portugal, le …
Ici, il s’est arrêté. Sa mémoire ne trouve plus de nations à aimer.
– Je les aime tous, ajoute-t-il, et ce n’est pas comme on l’a dit, que je déteste la France. Ce n’est pas vrai ! J’aime tous les Blancs, car sans eux, nous, les Noirs, n’aurions pas de civilisation.
Et il se frappe violemment le front. Il fait comprendre par ces coups que la civilisation est dans la tête des Noirs.
-J’attends tout pour nous des Blancs. Je veux l’aide de tout le monde pour que je puisse retourner dans mon pays. Les Blancs nous sont indispensables pour nous protéger.
Carlos Atangana est le roi des Pahouins, qui vivent au Cameroun. La guerre européenne y est parvenue, chassant de ce territoire ce roi qui semblait suspect à la France. Carlos Atangana s’est rendu à Fernando Po, où il vit sous protection espagnole. Et maintenant il vient en Espagne pour implorer notre grand Roi – si aimé dans le monde entier – pour sa puissante intervention auprès de la France afin de revenir vivre dans son pays.
-Je vous fais confiance, s’écrie-t-il, je vous fais confiance pour dire que je ne déteste pas la France, que j’aime tout le monde, l’Espagne,…..
– Tous, oui, monsieur !
Et je lui pose de nouvelles questions. Pourquoi la femme est là-bas la plus productive, la seule qui travaille, celle qui est la plus utile. La femme, qui y est mère à douze ans et veuve à vingt-cinq ans. Eh bien, je n’ai pas besoin que vous me disiez quelle est la cause de ce dernier point… Je tiens aussi à lui parler des luttes acharnées qui se déroulent là-bas, et dont nos gouvernements ne profitent nullement, bien qu’il faille, dans ce cas, sauver les bonnes intentions du marquis de Lema, qui connaît comme personne le problème de nos possessions, car il est juste de dire qu’il a de bonnes intentions, le marquis de Lema.
Moi qui ai des aspirations commerciales, je lui parle du « Maion« , un vin de palme qui les rend fous et les déstabilise. Des chasses célèbres de ses sujets, des autorités espagnoles qui y exercent, et surtout des sous-gouverneurs de Bata et d’Elobey, de plusieurs de leurs coutumes, de … beaucoup de choses.
Mais il ne sait que crier, gesticuler, jeter des regards farouches, se croyant possédé de l’ardeur guerrière qui, dans son pays, va s’écraser dans les marécages nauséabonds, propagateurs de fièvres mortifères. Et après beaucoup de cris, une seule phrase est comprise, car il la répète inlassablement :
-Si vous n’interprétez pas correctement mes pensées, je porterai plainte auprès de votre journal.
Et il murmure, d’une voix aux graves profonds que toute basse d’opéra lui envierait.
Ce Carlos Atangana, qui, avant de trouver cet hôtel dans lequel il se trouve, est allé dans l’un de nos premiers hôtels et en est reparti dégoûté parce qu’on lui demandait sept pesetas pour une chambre… ne sait rien faire d’autre que de répéter… :
-J’aime tout le monde, les blancs, qui sont supérieurs…
La pièce sent la graisse de garage. Il est midi aujourd’hui, mardi. Le soleil arrive, propre, lumineux, rieur, invitant à la jovialité.
-Au revoir, au revoir », dis-je, impatient de me baigner dans cette clarté qui se répand comme un bouquet de fleurs dans les rues de cette Madrid sceptique et déserte.
Et le roi des pahouins étend sa main plate et froide, comme les mains des phoques, sans doute.
Antonio CASES – Heraldo de Madrid – 7 octobre 1919-
BNE (traduction personnelle)
[1] Il s’agit de Hàm Nghi, emperreur du Tonkin, capturé en 1888 lors de l’occupation française, et exilé en Algérie.