ET LES DÉBUTS DE LA COLONISATION ALLEMANDE
Aux divers Livres Blancs distribués coup sur coup – et pour la première fois depuis la proclamation du nouvel empire germanique- aux membres du Reichstag de Berlin, le gouvernement anglais n’a pas tardé à répondre par la publication d’une série correspondante de Livres Bleus. La comparaison des nombreux documents produits de part et d’autre fournit, d’ores et déjà, un contingent fort respectable de matériaux pour l’étude des perturbations que la brusque irruption de l’Allemagne sur le terrain de la politique coloniale est en train de faire subir aux plus vieilles traditions – pour ne pas dire aux préjugés – de la diplomatie britannique.
Le dernier paru des Livres Bleus anglais, celui qui traite des événements survenus aux Cameroons, n’est certes pas le moins curieux de la collection. Il complète et corrobore sur bien des points intéressants le premier en date des Livres Blancs allemands publié dans les premiers jours de décembre sous le titre de « Togogebiet und Biafra bai ». Mais, tandis que celui-ci s’arrêtait à la date du 13 octobre 1884, le recueil anglais se poursuit jusqu’au 21 février 1885, ajoutant ainsi nombre de particularités à ce que nous savions déjà sur l’antagonisme des intérêts coloniaux de l’Allemagne et de l’Angleterre.
Tout d’abord, rendons pleine justice à l’ordonnance du recueil que nous avons sous les yeux. C’est en véritable artiste que le compilateur britannique a disposé ses documents – à moins que ce ne soit un hasard absolument malicieux qui ait présidé à l’arrangement de ceux-ci. – Rien ne saurait, en effet, faire mieux ressortir la brusquerie et l’intensité de la perturbation dont nous parlions tout à l’heure que le contraste des quinze premières pages de ce livre avec les quatre-vingt-dix suivantes. Au début, il semble qu’on va tout simplement assister, pour la mille et unième fois, à l’une de ces scènes de jalousie et de mauvaise humeur dont Albion est coutumière à l’endroit des moindres velléités d’extension coloniale de ses voisins de France. Divers chefs des Cameroons ont imploré à diverses reprises, en 1879, 1881 et 1882, le protectorat de la Grande-Bretagne, dans le but de faire cesser les conflits que créent à tous moments sur cette côte les rivalités du commerce international. Le gouvernement anglais ne parait nullement pressé d’accéder à leurs vœux, ayant déjà bien des territoires à protéger de par le monde. Il promet néanmoins d’examiner l’affaire (dépêche de mars 1882). Mais voilà qu’en avril 1883 on apprend tout à coup qu’un navire de guerre français est apparu dans ces parages et a passé un traité avec un chef des pays de Malimba et de Koua-Koua, porteur d’un nom ou plutôt d’un sobriquet qui le prédestinait évidemment aux transactions les plus variées, le roi « Pass-All » – quelque chose comme Passe-Tout ou Passe-Partout.
Aussitôt clameur générale sur toute la ligne des sentinelles avancées de l’influence britannique. On dirait qu’il s’agit de sauver le Capitole menacé par les Gaulois. Le consul Hewett et le révérend Collings, chef de la mission baptiste des Cameroons, se distinguent par les notes vibrantes de leur cri d’alarme. Ces cris sont entendus à Londres et, le 5 octobre 1883, M. Lister, du Foreign-Office, annonce à M. Bramston du Colonial-Office, que lord Granville croit enfin le moment venu « d’assurer l’avenir du commerce anglais dans les golfes de Biafra et de Bénin. »
Lord Derby se range immédiatement à l’avis de son collègue, auquel il transmet une nouvelle lettre du révérend Collings, où il est déclaré que le peuple des Cameroons, dans un palabre solennel, a ratifié par un « plébiscite» (sic) les propositions d’annexion à l’empire britannique. Si on hésite à agir, les Français prendront pied dans le pays, « ce qui – c’est le révérend qui parle – serait à la fois désastreux pour la vie religieuse de ce peuple et pour le commerce anglais. »
Tout entier à la préoccupation de prévenir de si terribles calamités, le gouvernement britannique ne prête qu’une attention distraite à une communication fort brève d’ailleurs et de forme toute inoffensive que lui adresse le 19 avril 1884 l’ambassadeur d’Allemagne à Londres. « Le consul impérial, docteur Nachtigal, y est-il dit, a été désigné par le gouvernement pour visiter dans le courant du mois prochain la côte occidentale d’Afrique, afin de compléter les renseignements que possède le ministère allemand des affaires étrangères sur la situation du commerce allemand dans ces parages. A cet effet, le docteur Nachtigal s’embarquera à bref délai à Lisbonne sur la canonnière Moewe, il se mettra en communication avec les autorités des établissements anglais sur cette côte, et il est autorisé par le gouvernement impérial à entamer des négociations relatives à certaines questions (sic).» Suit une demande de recommandation pour les susdites autorités britanniques. Inutile de dire que ces recommandations sont aussitôt expédiées (n°s 17 et 18). D’ailleurs lord Ampthill, écrivant de Berlin le 27 avril, parle du voyage du docteur Nachtigal comme devant simplement aboutir à «un rapport sur l’opportunité de nommer des consuls allemands sur cette côte » (la côte occidentale d’Afrique).
La quiétude des deux départements anglais des affaires étrangères et des colonies ne tarde pas cependant à être troublée. Dès le 2 mai, le ministère de la guerre transmet au premier la traduction d’un article de la Gazette de Cologne qui, dévoilant carrément les projets annexionnistes que la Moewe est chargée de mettre à exécution dans le golfe de Biafra, s’exprime en outre en termes fort irrévérencieux pour la politique anglaise. On fait observer que ce ton devient général dans la presse, allemande. Le Foreign-Office se hâte d’envoyer, le 16 mai, à son consul, M. Hewett, l’autorisation de proclamer l’annexion ou d’assurer le protectorat des pays du bas Niger et des Cameroons.
Pendant ce temps, sur la côte de Guinée, les officiers de la station navale britannique ne rêvent que d’annexions françaises. Le 12 juillet seulement, dans un rapport adressé de Fernando-Po au contre-amiral Salmon, le commandant de l’Opal signale en quelques mots le passage de la Moewe et son départ présumé pour Cameroon mais il paraît infiniment plus préoccupé des agissements de l’aviso français le Voltigeur, dont le commandant vient de conclure avec le roi de Grand- Batanga un traité que celui-ci s’empresse de désavouer, suivant la coutume de ses pareils, aussitôt qu’il en est prié par les officiers anglais, auxquels il déclare n’avoir pas compris ce qu’on lui avait fait signer.
Dès le 10 juillet cependant, le navire anglais Goshawk a été envoyé en reconnaissance aux Cameroons. Il se trouve avoir devancé de vingt-quatre heures l’arrivée de la Moewe.
En revanche, il se croise en route avec le vapeur de commerce allemand Mpongwe, à bord duquel se trouvait le consul allemand du Gabon, M. Schultze, qui, dans un grand palabre, tenu quatre jours auparavant, venait de proposer aux chefs des Cameroons de se placer sous la protection de l’Allemagne. Bien entendu, ces chefs, questionnés par l’officier anglais, déclarent qu’il n’y a rien de fait et que, en fait de protectorat, ils préféreraient à tout autre celui de la Grande-Bretagne. Le Goshawk rentre le même jour à Fernando-Po.
Le 23 août, lord Granville prescrit aux ambassadeurs d’Angleterre à Berlin et Paris de notifier aux gouvernements allemand et français la demande faite par les chefs des Cameroons d’être placés sous le protectorat anglais et les instructions données au consul Hewett à ce sujet, instructions qui paraissent se borner à l’annexion « sous certaines conditions » des territoires riverains de la baie d’Ambas (ou d’Amboise).
Mais, pendant ces pourparlers, le docteur Nachtigal n’est pas resté inactif. Arrivé le 11 juillet aux Cameroons juste un jour après le Goshawk, il y a proclamé définitivement le protectorat allemand, avec l’adhésion plus ou moins spontanée des deux chefs Acqua (Akwa) et Bell. Un autre traité avait été également conclu avec les chefs de Bimbia. Le navire de guerre anglais Flirt survient le 12, juste pour constater le fait accompli et contempler les trois grands drapeaux allemands, hissés sur les points les plus en vue de la côte. Dans son rapport, le commandant du Flirt croit pouvoir affirmer que, parmi les conditions mises par les chefs à leur consentement, figurent le maintien de l’esclavage et de la polygamie, ainsi que l’interdiction aux traitants allemands de faire concurrence aux natifs sur les marchés indigènes du cours supérieur des rivières. – Le rapport du docteur Nachtigal, inséré au premier Livre Blanc allemand (n° 12), se borne à dire que, « dans les premiers temps, les usages et coutumes des indigènes resteront en vigueur ».
D’ailleurs, bien que vingt-quatre heures à peine se soient écoulées depuis la signature du traité, les chefs indigènes n’hésitent pas à se déclarer – devant l’officier anglais – désolés de l’avoir conclu. Deux des plus importants, d’ailleurs, n’ont rien signé du tout. Ce sont «Lock Preso » et « Green Joss » d’ «Hickory Town » – ceux-là mêmes qui devaient au mois de décembre motiver le débarquement des marins de l’amiral Knôrr.
Notons comme trait de couleur locale le nom d’un des chefs signataires du traité de Bimbia. Il signe « Neverwash » l’homme qui ne se débarbouille jamais.
Ici se termine le premier acte de la pièce. Mais alors commencent à pleuvoir les protestations des résidants anglais de la côte d’Afrique, des chambres de commerce, des compagnies de navigation et surtout de l’inévitable corporation des missionnaires baptistes. Le consul Hewett ne tarde pas à transmettre à son gouvernement des «affidavit» par lesquels toute une série de chefs nègres répondant aux noms ou sobriquets de « Dick Merchant », « Money » et «Bertram» déclarent que leur ingénuité a été surprise par la diplomatie fallacieuse des négociateurs allemands. Ces protestations n’empêchent point le docteur Nachtigal de revenir, le 28 août, à Cameroon et de hisser son pavillon sur le village d’Hickory-Town, dont les chefs n’avaient pourtant point pris part au traité du 11 juillet. C’est encore le commandant du Flirt qui donne avis de cet incident, le 6 septembre, à son chef hiérarchique, le contre-amiral Salmon.
Le 15 octobre, le baron Plessen notifie officiellement au gouvernement anglais la nomenclature des nouvelles acquisitions coloniales allemandes dans lesquelles nous trouvons précisément mentionné ce territoire de Malimba dont le passage plus ou moins effectif sous l’influence française avait si fort ému dix-huit mois auparavant la diplomatie britannique. Comment ce protégé français, notre ami, le roi Pass-All, est-il devenu protégé allemand, le Livre Bleu oublie de nous le dire; Dans le Livre Blanc déjà cité (pièce n° 12), le docteur Nachtigal dit que le traité conclu à Malimba au nom de l’Allemagne l’a été avec un chef nommé Yambé ; il parait admettre qu’un petit territoire situé entre la rivière Koua-Koua, branche septentrionale de l’embouchure de la Malimba, et la mer, territoire sur lequel il n’existerait de localité habitée que la résidence de Pass-All et un petit village d’esclaves placés sous sa dépendance, pourrait être revendiqué par les Français à titre de protectorat. Il ajoute toutefois que le roi Bell de Cameroon prétend avoir des droits suzerains sur ce district – ceux-là mêmes qu’on faisait valoir auprès des Anglais au mois d’avril 1883.
Le premier moment d’étonnement passé, les Anglais entrent en lice à leur tour. Les traités avec les chefs non encore engagés vis-à-vis de l’Allemagne se succèdent avec rapidité. Du 19 juillet au 10 septembre, le consul Hewett en expédie dix-huit. Dans l’un d’entre eux, celui de Bota, figure comme intermédiaire le voyageur polonais Szolc-Rogozinski, dont M. de Bismarck a pris soin récemment de consacrer la célébrité. Les choses vont si vite que M. de Bismarck s’en émeut, et le 1er décembre il fait remarquer à sir Edw. Malet que si le but des annexions anglaises était de réduire les possessions allemandes à l’état d’enclave, il serait contraint de regarder ce procédé comme un acte hostile – unfriendly – vu qu’il entendait maintenir les communications de sa nouvelle colonie avec l’intérieur du pays. Le gouvernement anglais s’empresse (5 décembre) de protester contre tout dessein de ce genre. Un peu plus tard (21 janvier), à l’occasion de l’occupation de la baie d’Amboise par les Anglais, le comte Munster fait observer qu’il s’est établi « une sorte de course au clocher entre les concurrents. »
Lord E. Fitzmaurice réplique, non sans amertume, « qu’il n’aurait jamais supposé que le docteur Nachtigal pût prendre sur lui de hisser le drapeau allemand sur un territoire, lequel, sans être anglais de fait, était néanmoins anglais in character and in history, et dont l’acquisition avait été vivement recommandée au gouvernement de Sa Majesté par une importante corporation religieuse anglaise (sic).»
Après des analyses assez étendues des recueils diplomatiques allemands et des discussions sur la politique coloniale au Reichstag, la publication anglaise se termine par les documents relatifs à la répression par les Allemands du soulèvement des indigènes de Cameroon. Les griefs formulés par les résidants et les missionnaires anglais sont vertement réfutés dans une note adressée au comte Munster par le prince de Bismarck en date du 5 février. En revanche, le prince accuse les uns et les autres de manœuvres hostiles et demande la révocation de l’agent consulaire, M. Buchan. Le Livre Bleu se termine par une dépêche de lord Granville, du 21 février, d’où il résulte que la question des dédommagements reste ouverte.
Le Temps – Paris – 28 février 1885 – BNF